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La Tunisie connaît la pire sécheresse qu'elle ait jamais connue. Bien que le changement climatique ait exacerbé les difficultés dans le pays, la pénurie d'eau peut être principalement attribuée aux politiques publiques et aux décisions économiques. Ces politiques ont été façonnées par des stratégies délibérées formulées par diverses entités étrangères, qui servent les intérêts des pays riches, lesquels continuent d'exploiter et de tirer profit des ressources de leurs anciens territoires coloniaux par le biais de nouvelles approches et de nouveaux moyens. Cet article examine les politiques de la Banque mondiale en matière d'eau et d'assainissement en Tunisie et leurs implications économiques et sociales directes et indirectes pour la population.
L'eau est une substance vitale à laquelle est liée l'histoire de l’humanité, puisqu’il n'y a pas de civilisation dans toute l'histoire humaine qui soit dissociée de l’eau et ses sources. C’est probablement en raison de cette importance cruciale de l’eau dans la vie des humains que tous les efforts de recherches scientifiques modernes, qui se sont intensifiées au cours des vingt dernières années à la faveur de la cinquième révolution industrielle, ont été concentrés sur la prospection d’une éventuelle existence de l’eau sous ses formes diverses sur les planètes proches de la Terre. La volonté est d’explorer d'autres solutions, au-delà de cette Terre, dont nous avons commencé à ruiner les potentiels par la pollution et les changements climatiques.
L’importance de l’eau et de ses ressources a été à l’origine de nombreux conflits et guerres tout au long de l’histoire de l’humanité, comme elle a été, et demeure toujours l'une des causes de la colonisation des peuples, dans le but de contrôler leurs ressources en eau et de les exploiter pour produire ce dont les pays coloniaux ont besoin.
Rappelons également que des civilisations entières ont porté le nom des sources d'eau qui les alimentaient, comme en Mésopotamie (le Tigre et l'Euphrate) et à Ma'rib au Yémen, où a été construit le premier barrage de l’histoire sur la vallée de Ma'rib. Les historiens attribuent d’ailleurs la civilisation du royaume de Saba à ce barrage qui fut, dit-on, la cause directe de la naissance et du rayonnement de cette civilisation. C’est pourquoi nous ne pouvons pas considérer l’eau comme une simple substance ou ressource, mais plutôt comme une composante de développement durable global.
Cependant, malgré la grande importance qu’ont toujours revêtue les ressources en eau au fil du temps, la complexité et les ramifications des structures sociales, ainsi que l'évolution de la demande en eau, ont placé ces ressources dans une position fragile, si bien que le monde dans son ensemble pâtit désormais des répercussions de cette précarité sur la sécurité de l’eau, que ce soit en termes de quantités disponibles ou de dégradation de la qualité, du fait de l’augmentation des sources de pollution. À cela s’ajoute l’absence de politiques d’assainissement efficaces, ce qui a transformé les eaux elles-mêmes en une source de pollution et de détérioration de la qualité de vie.
Des problèmes réels liés à la disponibilité de l’eau, notamment l’eau potable, ont émergé de ces évolutions sociétales diverses et affectent désormais des millions de personnes sur la planète. Les pays et peuples dits pauvres sont sans doute les plus exposés aux pénuries et à la pollution de l’eau, même quand ils disposent de ressources en eau. Les enfants, les personnes âgées et les femmes sont les catégories de population les plus touchées par cette situation.
Les changements climatiques résultant de l’effet de serre ont également contribué à la diminution des précipitations, et à la mutation de leurs localisations et de leurs cycles saisonniers. La dernière conférence de l'Organisation des Nations unies sur l'eau, qui s’est tenue du 22 au 24 mars 2023, deuxième conférence du genre dans l'histoire de l’ONU, pourrait être considérée comme une sonnette d’alarme internationale sur la question de l'eau, au vu des changements climatiques et de leurs impacts sur les précipitations, leur régularité ou leur rareté.
Comme la plupart des pays du monde, la Tunisie est concernée par tous les phénomènes exposés plus haut. Les crises de l’eau qui touchent le pays vont en s’accentuant, au rythme de l’intensification des causes du changement climatique d’une part, et de l’augmentation de la demande en eau d’autre part, sans parler de la persistance de politiques et choix économiques inchangés.
Il faut savoir, en effet, que le stress hydrique en Tunisie n’est pas organiquement lié aux changements climatiques, mais constitue plutôt une conséquence directe des politiques publiques et des choix économiques. Les changements climatiques n’ont fait que contribuer à aggraver cette crise. Les politiques publiques ne sont pas non plus le fruit du hasard, mais le résultat de choix politiques et de plans systémiques, délibérément mis en place par de nombreux acteurs étrangers, notamment les institutions financières et autres bailleurs de fonds internationaux. Celles-ci ont œuvré à définir le cadre général des politiques publiques appliquées dans le domaine de l'eau et de l'assainissement en Tunisie, afin de servir les intérêts des pays riches qu’elles représentent et qui veulent continuer à pomper les richesses de leurs anciennes colonies, mais au moyen de méthodes, politiques et approches nouvelles.
Dans le cadre de cette étude relative aux politiques de la Banque mondiale en Tunisie dans les domaines de l'eau et de l'assainissement, nous tenterons d'aborder les points suivants :
Depuis 1995, la Tunisie est classée par l’Organisation des Nations unies parmi les 27 pays qui souffrent de stress hydrique. La classification d’un pays en «stress hydrique» signifie que la quantité d'eau douce que ce pays extrait de ses nappes aquifères souterraines dépasse sa capacité de renouvellement. Mais en dépit de cet avertissement adressé aux dirigeants tunisiens de l'époque, rien, jusqu'à présent, n'a changé dans l'approche du pays en matière de ressources hydriques, à l’exception de la mobilisation et des usages.
En effet, les ressources en eau ont continué à être abondamment extraites, notamment pour la production agricole et industrielle, avec les mêmes méthodes et résolutions adoptées depuis le début des années 1970, période d'ouverture économique et de libéralisme. L'économie tunisienne s'est transformée en conséquence, et demeure toujours un simple espace de sous-traitance, aussi bien dans les secteurs industriel, agricole ou des services. Dans le cadre de ce modèle de développement, les ressources en eau ont été considérablement exploitées et gaspillées. Les changements climatiques survenus au cours des dix dernières années n’ont fait que renforcer la crise et la pénurie.
La détérioration qualitative et quantitative des ressources hydriques que connaît aujourd'hui la Tunisie n'est pas seulement une conséquence directe des facteurs généralement invoqués, comme le fait que le pays souffre d'un manque d’eau à cause de sa situation géographique et de l’impact des changements climatiques. Il s’agit plutôt du résultat des choix et des politiques de développement mis en œuvre depuis 1956 dans le domaine de la gestion des ressources hydriques. Le gaspillage de ces ressources dans une production agricole intensive et destinée à l’exportation a transformé la Tunisie en un simple récipient dans lequel on produit ce que l'étranger demande, au détriment du pays lui-même, de ses ressources en eau et de son sol.
L’échec de cette approche nationale sur la question des ressources en eau ne se limite probablement pas non plus aux seuls choix de développement basés sur l’illusion de l’exportation; il est aussi dû à l’absence d’une vision globale en matière de ressources hydriques. En effet, aucune politique régionale de l’eau n’a été mise en place pour permettre aux Tunisiens de bénéficier des cours d'eau, des oueds et des nappes souterraines profondes communes entre la Tunisie et les pays voisins (la nappe du Continental intercalaire).
En termes de chiffres, selon les données et comme indiqué dans les rapports et études traitant de la question de l'eau, notamment l'étude réalisée par l'Institut tunisien des études stratégiques sur l'eau en Tunisie à l’horizon 20501, le potentiel annuel moyen en eau utilisable, avec les capacités actuelles de la Tunisie, se situe entre 3,8 et 4,8 milliards de m³.
Selon la même source, ce potentiel hydrique annuel se répartit comme suit :
Ressources de surface : entre 2 et 2,7 milliards de m³
Ressources souterraines : entre 1,8 et 2,1 milliards de m³
Malgré les changements climatiques, la quantité de précipitations annuelles demeure entre 30 et 36 milliards de mètres cubes. Le schéma ci-dessous illustre un scénario potentiel de l'évolution future des précipitations, selon les politiques publiques actuelles en matière d’eau :
Sur la base de ces données, on peut affirmer que la mobilisation des eaux de surface est encore pleinement envisageable. En effet, une grande quantité des précipitations, surtout pendant les périodes de fortes pluies, est actuellement gaspillée en se déversant dans la mer, les marécages et les zones humides. Cela signifie qu'il serait possible, d’après nous, de doubler la mobilisation des ressources de surface au cours des dix prochaines années, pour la porter à 4,5 milliards de m³. Il faudrait pour cela réviser les politiques publiques relatives aux barrages, à leur conception et leur emplacement, et allouer les fonds nécessaires aux travaux de préservation des eaux et des sols, qui fonctionnent comme une soupape de sécurité pour garantir l’efficacité et la rentabilité des barrages2.
Ainsi, la quantité d'eau de surface disponible en Tunisie, quels que soient les aléas climatiques, qui peuvent d’ailleurs parfois être favorables au pays grâce aux fortes pluies, est considérée comme suffisante pour fournir l'eau nécessaire aux besoins de la population tunisienne, et pour garantir sa souveraineté alimentaire. Cependant, cela ne pourrait advenir qu’à la seule condition d’un changement dans la politique actuellement suivie par l'État en matière d'eau, à tous les niveaux : mobilisation, usages et investissement.
En ce qui concerne les usages, 77 % des ressources hydriques sont actuellement utilisées pour l'agriculture, 13 % pour l'eau potable, 8 % pour l'industrie et 2 % pour le tourisme. Rappelons que les 77% utilisés pour l’agriculture ne permettent d’irriguer que 8% des terres arables au niveau national, soit seulement 450 000 hectares. Ainsi, 92% des terres agricoles en Tunisie sont des terres de cultures pluviales3.
Dans la plupart des pays, l’assainissement est lié à l’eau potable, aussi bien au niveau juridique qu’institutionnel. Ce n’est pas le cas en Tunisie, où l’assainissement est encore considéré comme un luxe et où l'institution en charge du secteur est placée sous la tutelle du ministère de l'Environnement, et non pas du ministère de l'Eau. À sa création, l’Office national de l’assainissement (ONAS) dépendait lui-même du ministère de l'Équipement et de l’Habitat.
L'ONAS a été créé en vertu de la loi n° 73 -1974 du 3 août 1974. Comme stipulé dans la loi, l’organisme est chargé de collecter et de traiter les eaux usées urbaines, ou de diminuer leur degré de pollution pour pouvoir les déverser ensuite dans le milieu naturel (oueds, marécages et mer). Cependant, la loi n° 41-1993 du 19 avril 1993 est venue confier au même organisme la charge de préserver l’ensemble du milieu aquifère au niveau national.
Près de cinquante ans après la création de l'ONAS, la réalité du traitement des eaux usées en Tunisie et les moyens dont dispose l'institution peuvent être résumés dans le tableau suivant:
Tableau N°1 : Capacités dont dispose l'Office national de l'assainissement
Nombre de stations d’épuration |
125 stations |
Nombre des municipalités couvertes par l’ONAS |
193 sur 350 municipalités |
Nombres d’usagers |
2,157 millions |
Longueur du réseau d’épuration |
17 848 km |
Quantité des eaux usées collectées |
290,8 millions de m³ |
Quantité des eaux usées traitées dans les stations d’épuration |
288,5 millions de m³ |
Quantité des eaux usées collectées et non traitées |
2,3 millions de m³ |
Source: Rapport d'activité de l’ONAS pour l'année 2021, p.8.
Quant au développement des services d'assainissement en Tunisie, il faut rappeler que le nombre d’usagers bénéficiaires des services d'assainissement est passé de 123 000 en 1975 à 617 000 en 1995, pour atteindre 2,15 millions en 2012. Le nombre de stations d'épuration a évolué en conséquence, passant de 5 stations en 1975 à 48 en 1995, puis à 125 stations en 2021.4
Toutefois, cette évolution quantitative dans le domaine de l’assainissement ne reflète pas du tout une amélioration qualitative des eaux traitées. Les rapports officiels, notamment ceux du ministère de l'Agriculture, soulignent que la proportion des eaux usées, traitées et réutilisées ne dépasse pas 4% au niveau national, en raison de la non-conformité de ces eaux aux normes tunisiennes de réutilisation des eaux traitées dans le secteur agricole. Plus de 270 millions de mètres cubes d'eau traitée sont ainsi gaspillés chaque année, soit environ 50 % de la capacité de stockage du barrage de Sidi Salem, le plus grand barrage de Tunisie.
Par ailleurs, les politiques d’assainissement mises en œuvre en Tunisie depuis 1975 se sont concentrées sur la collecte des eaux usées dans les gouvernorats du littoral et ceux où se déploie le tourisme, négligeant complètement les principaux bassins hydrographiques du pays dans les régions de l’extrême nord et du nord-ouest, ainsi que les nappes aquifères souterraines profondes stratégiques du centre et du sud. C’est ainsi que l’assainissement a suivi la « sahélisation » du développement (référence au développement privilégié du Sahel, ou littoral-est du pays), c’est-à-dire destiner les projets de développement aux seules régions côtières, au détriment des régions intérieures devenues des enclaves marginalisées et un simple réservoir de ressources.
La Banque mondiale (BM) a été créée le 27 décembre 1945, en même temps que le Fonds monétaire international (FMI). Ses principales missions étaient alors d’aider les pays d’Europe occidentale et le Japon à reconstruire leur arsenal industriel et leurs infrastructures après la Seconde Guerre mondiale. La Banque mondiale compte aujourd’hui 189 États membres, dont la Tunisie, qui y a adhéré le 14 avril 1958.
En tant que bras financier du système capitaliste, la Banque mondiale prête aux pays comme aux entreprises privées. Ses prêts ne sont pas destinés à renflouer les finances publiques, mais à mettre en place des projets dans les différents secteurs économiques. Cela ne veut pas dire que la Banque mondiale ne suit pas de politiques et n’impose pas de diktats. À travers ses prêts et subventions, l’institution veille à orienter les États et leurs politiques publiques vers les objectifs prédéterminés par ceux qui contrôlent ces institutions financières, à savoir les États-Unis d’Amérique et les pays occidentaux riches.
Depuis 1956, la Banque mondiale a évolué pour devenir tout un groupe intégré d'institutions financières, au sein duquel s’articulent ses différentes composantes. Le Groupe de la Banque mondiale comprend désormais cinq institutions financières, dont les plus importantes pour la Tunisie sont : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), spécialisée dans les prêts aux pays pour la mise en œuvre de projets de développement, et l’Association internationale de développement (AID), fondée en 1960 et destinée à octroyer des prêts aux pays pauvres.
Les relations entre la Tunisie et la Banque mondiale et le FMI ont débuté le 14 avril 1958, date de l’adhésion du pays à ces deux institutions. La création de la Banque centrale de Tunisie le 19 septembre 1958, la préparation du premier budget de la Tunisie en tant qu'État indépendant de l'autorité coloniale française, pour l'année administrative 1959, ainsi que l’émission de la monnaie nationale, le dinar tunisien, ont fait suite à cet engagement.
À l'époque, face à l'échec du président Habib Bourguiba à inciter la bourgeoisie locale à investir dans une économie libérale et ouverte, notamment dans le domaine industriel, l'État s’en est remis à l'Union générale tunisienne du travail (UGTT) pour mettre en œuvre un programme de coopératives, approuvé lors de son congrès de 1955, et dont le slogan était « Collectivisme »5.
Compte tenu des financements importants qu’un tel programme requiert, surtout pour un État neuf en pleine construction, l'État tunisien n'a eu alors d’autre recours que de solliciter l'aide des États-Unis, qui considéraient Bourguiba comme un ami. Le Président s'est rendu aux États-Unis en 1961, où il a obtenu une partie du financement nécessaire au programme, soit 238 millions de dollars. Un cinquième de ce montant, soit 47,5 millions de dollars, a pris la forme d’un prêt bilatéral. Le reste, environ 190,5 millions de dollars, a été versé sous forme d’aides et de subventions américaines à la Tunisie6.
Les chiffres disponibles relatifs au programme des coopératives et son coût convergent tous vers la somme de 620 millions de dollars, accordée sur une période de neuf ans entre 1961 à 1969, dont 238 millions provenaient des États-Unis et 30 millions du FMI, sur une période de trois ans (1964-1966). Le reste, soit environ 352 millions de dollars, a été octroyé par la Banque mondiale. Cette somme correspond au montant des premiers fonds que la Banque mondiale a injectés en Tunisie au début de leur relation7.
Si l’on considère sa structure économique et institutionnelle, le programme des coopératives n’était pas un programme socialiste, mais plutôt un projet visant à mettre en place un capitalisme d’État, et qui a permis la création d’équipements nationaux de services, de production et de commerce. Il était clair pour la Banque mondiale que cette étape était nécessaire dans un pays comme la Tunisie, afin que l’État puisse construire un appareil technocratique et bureaucratique capable de devenir, dès que possible, un investisseur privé ayant prise sur les structures de l'État et sur ses moyens financiers, administratifs et logistiques. C'est ce qui s'est effectivement produit à la fin de l’année 1970 et au début de 1971, lors du lancement de la politique d'ouverture, en réaction à ce qui a été qualifié comme un échec de la politique collectiviste8.
Même si la présence du FMI en Tunisie s’est estompée dès 1966, pour ne revenir sur le devant de la scène qu'en 1984, avec son « programme d’ajustement structurel », la Banque mondiale a quant à elle continué à octroyer des prêts à l'État dans de nombreux secteurs économiques, notamment l’agriculture, les ressources en eau, l’assainissement, l’éducation, la formation professionnelle et le soutien aux petites et moyennes entreprises.
De même, sa présence financière, technique et logistique a été renforcée après le 14 janvier 2011, au lendemain de la chute du président Ben Ali, puisque la Banque mondiale est devenue le plus grand bailleur de fonds de la Tunisie en termes de prêts multilatéraux. Après 2011, la Banque mondiale a aussi ajouté un nouveau statut à ses relations financières avec la Tunisie, appelé « Cadre de partenariat pays » (CPF), d'une durée de cinq ans et renouvelable.
Selon les chiffres officiels du ministère tunisien des Finances (publiés chaque trimestre sur le site internet du ministère des Finances9) concernant la dette extérieure du pays jusqu'en 2019, la Banque mondiale est en tête des institutions donatrices multilatérales, avec environ 9456,9 millions de dinars, soit 33,56% du montant total des prêts multilatéraux.
C’est durant les années 2012-2016 que la Tunisie a le plus emprunté auprès de la Banque mondiale, dont les prêts ont atteint un montant d'environ 1,15 milliard de dollars. Il faut savoir également que l’institution a doublé ses prêts à la Tunisie après 2019, notamment dans le cadre du Programme d’appui à la Tunisie pour faire face aux effets de la pandémie de Covid-19. Les prêts accordés par la Banque mondiale au pays sur la période de 2019 à 2023 peuvent être résumés comme suit :
Si l’on ajoute à la somme des prêts octroyés par la Banque mondiale jusqu'en 2019 les engagements et prêts accordés de 2020 à 2023, l'encours total des prêts consentis à la Tunisie par cette institution atteint la somme de 14 541,9 millions de dinars (soit environ 4 700 millions de dollars).
Après la suspension, le 6 mars 2023, du programme « Cadre Partenariat-pays » avec la Tunisie pour la période 2023-2027, en raison des déclarations du président de la République tunisienne concernant les migrants subsahariens, considérées par les responsables de l’institution comme des propos racistes, la Banque mondiale est revenue sur sa décision, en signant avec le gouvernement de Nejla Bouden le 22 juin 2023, le nouveau « Cadre de Partenariat-pays » avec la Tunisie, impliquant des prêts d’environ 500 millions de dollars par an10.
Depuis 1959 jusqu’à nos jours, les prêts accordés par la Banque mondiale à la Tunisie ont concerné les principaux secteurs vitaux. Parmi eux, certains secteurs sont considérés comme prioritaires et bénéficient des plus grandes proportions de financement, comme l'eau et l'assainissement avec 30,37% des fonds alloués11.
Afin d’être plus précis sur les ratios des financement destinés aux ressources naturelles et à l'assainissement, nous avons pu, grâce à nos propres sources, obtenir des chiffres très significatifs relatifs aux financements alloués par la Banque mondiale à la Tunisie pour la période 2020-2026, et qui sont destinés à de nombreux secteurs, notamment l’eau, les ressources naturelles, la sécurité alimentaire et l’assainissement.
La Banque mondiale a en effet consenti un prêt de 2 148 millions d'euros pour financer plusieurs projets dans divers secteurs. Si on exclut les fonds exceptionnels d’un montant d’environ 708 millions d’euros, livrables en trois étapes et destinés à limiter les répercussions sociales de la pandémie de Covid-19, les autres secteurs ont reçu ensemble 1 440 millions d’euros. La part des projets liés à l'eau (intensification de l'agriculture irriguée, lutte contre les catastrophes naturelles et sécurité alimentaire) et au financement du partenariat entre les secteurs public et privé dans le domaine de l'assainissement est de 435 millions d'euros, soit environ 30,2% du financement total mentionné ci-dessus. Cela soulève un certain nombre de questions : pourquoi le secteur de l’eau et de l’assainissement est-il si important pour le Groupe de la Banque mondiale ? Qu’en est-il de sa politique dans ces deux domaines ? Dans quelle mesure cette politique a-t-elle profité à ces secteurs, qui comptent parmi les services directs les plus importants destinés aux citoyens ?
L'eau en Tunisie était et demeure vitale pour l'économie, en particulier pour la production agricole. Compte tenu de cette importance, plusieurs plans nationaux décennaux ont été élaborés pour mobiliser les ressources hydriques, et organiser leurs utilisations économiques et humaines de manière globale. C’est ainsi que le premier des programmes relatifs à l’eau déployés au niveau national, pour la période entre 1961 et 1990, a été axé sur la mobilisation des ressources en eau disponibles pour la construction de barrages et de canalisations de distribution de l’eau, ainsi que la création de zones irrigables liées à ces barrages, en plus de programmes pour l’acheminement des eaux dans le nord, le centre et le sud du pays12. Tous ces projets nécessitaient des fonds considérables, et la plupart d’entre eux étaient destinés à une production entièrement ou partiellement vouée à l’exportation, dans le but de fournir au pays des devises, ce qui signifie exporter la plus-value de l’économie locale vers les économies des pays riches.
Depuis le début des années 1960, la Banque mondiale a été le principal bailleur de fonds pour ces projets hydrauliques et agricoles. Malgré la difficulté d'obtenir des données relatives aux prêts accordés à la Tunisie à partir des sources officielles de l'État tunisien, notamment sur les sites internet des ministères des Finances et de l'Agriculture, et malgré l'absence de données sur les sites officiels de la Banque mondiale elle-même, nous avons découvert à travers certaines études publiées, qu’au cours de la période 1961-1969, la Banque mondiale avait consenti à la Tunisie des fonds estimés à environ 352 millions de dollars13. Ces fonds étaient destinés au secteur agricole et aux infrastructures liées à la mobilisation et au transport des ressources en eau, dans le cadre de la création de coopératives agricoles intégrées, qui fut l'une des plus importantes composantes de l'instauration du capitalisme d'État. Plusieurs barrages ont alors été construits grâce à un financement total ou partiel de la Banque mondiale, notamment le barrage d'Al-Akhmas en 1966, ceux de Kasseb à Béja en 1969, de Nabhana à Kairouan en 1965, ainsi que les barrages de Sidi Chiba et d'Al-Masri à Nabeul en 1963 et 196814. Tous ces barrages constituaient le principal réservoir d'eau pour les nouvelles zones irrigables et pour les projets industriels, à l’époque liés à la production agricole dans le cadre de l'agriculture intégrée.
Au cours des années 1970, la Banque mondiale a soutenu la politique d'ouverture économique de la Tunisie en poursuivant le financement des projets liés à l’eau, notamment des infrastructures, comme la construction de nouveaux barrages et l'extension des canalisations de transport de l’eau vers le Cap-Bon, le Sahel et la ville de Sfax, en plus de l’aide financière à la création de zones irrigables publiques et privées. C’est ainsi que les prêts de la Banque mondiale dans les domaines de l'eau et de l'assainissement ont atteint, depuis 1961 jusqu’à présent, un montant d’environ 4 383,33 millions de dinars, soit environ 1 423,15 millions de dollars. 80 % de ces prêts ont été consacrés à l’eau, et seulement 20 % à l’assainissement15.
Malgré la diminution de sa présence financière globale au cours de la période 1995-2010, la Banque mondiale a maintenu le financement des zones irrigables et des projets de transport de l'eau, car ce sont des projets d'infrastructure de base qui ont une importance majeure dans l'orientation des politiques de l'eau au niveau national.
Pour procéder à une évaluation quantitative des financements accordés par la Banque mondiale au secteur de l'eau en Tunisie, il faut choisir la période 1961-1969 comme principale référence. Durant cette période, la Banque mondiale avait en effet octroyé à la Tunisie un total d’environ 352 millions de dollars, soit presque 39 millions de dollars par an, ce qui équivalait à l'époque à 13 millions de dollars par an, dont au moins 30 % étaient destinés au secteur de l'eau. Il s’agit d’une somme importante si on la compare aux montants actuellement alloués à ce secteur par la même banque.
Après le 14 janvier 2011, et dans le cadre de l’appui à ce qu'il a été convenu d’appeler la transition démocratique après la révolution, la Banque mondiale a accordé à la Tunisie durant la période 2012-2016 une ligne de financement d'environ 1 150 millions de dollars, répartis en divers axes, comme le montre le tableau ci-dessous :
De cette ligne de financement, 210 millions de dollars ont été destinés à financer des projets relatifs à l’eau et l'assainissement au cours de la période 2012-2016, dont 100 millions de dollars pour l'eau et 110 millions de dollars pour l'assainissement (d’après la même source).
La Banque mondiale, à travers sa branche la BIRD et durant la période 2018-2019, a continué à financer le secteur de l'eau potable et des zones irriguée, à hauteur d’une moyenne de 23,7 millions de dollars par an, ce qui est modeste par rapport aux financements alloués au secteur de l’eau pendant les années 1960 et 1970.
Dans le domaine de l'eau potable, la Société tunisienne d'exploitation et de distribution de l'eau (SONEDE) a obtenu un financement de la Banque mondiale pour mettre en œuvre l'un de ses plus grands projets, à savoir l'acheminement de l'eau potable vers les centres urbains et le Grand Tunis. La banque avait financé la totalité de ce projet et de ses appendices, depuis son lancement en 2005 jusqu'en 2015. De fait, son coût initial, estimé à 59 millions de dollars, a atteint par la suite environ 79 millions de dollars, soit 217 millions de dinars, avec les 20 millions de dollars nécessités par les composantes supplémentaires du projet16.
Au cours de la période 2005-2015, la Banque mondiale a également œuvré à l'organisation de rencontres entre la Société tunisienne d'exploitation et de distribution de l'eau (SONEDE) et plusieurs bailleurs de fonds internationaux, sous l’égide de la Société Financière Internationale (SFI), qui représente la garantie financière pour les prêteurs.
Par ailleurs, la décision prise le 7 août 2023 par le Groupe de la Banque mondiale, représenté par la SFI, d’accorder une subvention d'environ 7 millions de dinars (soit 2,27 millions de dollars) à la Société des phosphates de Gafsa, peut être considérée comme un événement à la fois important et dangereux. Cette subvention est destinée à réaliser une étude relative au projet de « transport hydraulique » du phosphate, depuis les sites de production vers les sites de transformation. Selon la déclaration officielle, cette subvention vise plus précisément à aider la Société des phosphates de Gafsa à étudier des scénarios pour recourir à des techniques de pompage du phosphate avec de l'eau (provenant de l'usine de dessalement d'eau de mer dont la réalisation est prévue dans la région côtière de Skhira), et ce à partir du bassin minier. Le coût de ce projet colossal est estimé à environ 1100 millions de dinars17.
Seule une lecture approfondie de cette décision révèle clairement ce à quoi la Banque mondiale aspire en pénétrant le système d'exploitation des phosphates à travers ce projet. Il s’agit pour l’institution d’imposer à la Société des phosphates de Gafsa des partenariats avec les capitaux étrangers, qui joueront un rôle dans la gestion du projet au niveau de la réalisation et de l'exploitation. La Banque mondiale initiera ainsi une privatisation progressive du secteur stratégique des phosphates, en feignant de s’intéresser à la crise de l'eau dans le bassin minier.
On peut donc avancer que les financements actuels de la Banque mondiale, ou sa garantie de fonds au profit de l'institution publique en charge de la gestion de l'eau potable en Tunisie, témoignent d’un virage stratégique dans la politique de la banque et l’intérêt qu’elle porte au secteur de l'eau, et dont l’objectif diffère sensiblement des prêts accordés par le passé. La Banque mondiale et plusieurs autres bailleurs de fonds, comme la Banque allemande de développement (KFW), ont en effet développé un nouveau discours autour de l’eau potable. Leurs objectifs se concentrent désormais sur la gouvernance de l’institution en charge de la gestion de l’eau d’une part, et sur la nécessité affirmée d’appliquer les prix réels de l’eau potable d’autre part. Cette ligne directive témoigne d’une l’orientation directe vers la privatisation future du secteur de l'eau potable.
Le secteur de l'assainissement en Tunisie a connu plusieurs évolutions depuis son lancement en 1974 avec la création de l'Office national de l'assainissement (ONAS), qui était alors chargé de la collecte et du traitement des eaux usées dans les villes. Puis, à partir de 1993, l’ONAS a hérité du mandat de la protection du milieu hydrique en général, ce qui représentait un changement qualitatif dans les missions de cet établissement public. On peut attribuer cette mutation à deux facteurs principaux :
À ce propos, le Groupe de la Banque mondiale a financé la construction d'importantes stations de traitement des eaux usées, comme le projet d’aménagement et d'extension de la station d'épuration de Chotrana, au nord de la capitale Tunis (1996-1999), dont la capacité de traitement, après extension, a atteint 40 000 m³ par jour, en plus de l’installation d’un digesteur des boues en vue de leur compostage. Le coût de ce projet, financé par un prêt de la Banque mondiale, était d'environ 40 millions de dinars (environ 32 millions de dollars à l'époque). La Banque mondiale a également financé le projet de la station d’Al-Attar à l’ouest de la capitale, pour un coût de 130 millions de dinars (environ 104 millions de dollars en 2005). Cette station est considérée comme la plus grande du pays, avec une capacité d’épuration de 60 000 m³/jour. Elle a permis de raccorder environ 600 000 habitants des quartiers ouest de Tunis au réseau public des égouts18.
La Banque mondiale a également financé une station d'épuration des eaux usées dans le nord de la ville de Sfax, ainsi que plusieurs autres petites et moyennes stations dans les gouvernorats de Sousse, Monastir, Kairouan et Tataouine. Elle a aussi consenti à octroyer des fonds pour un projet de canal marin d’évacuation des eaux traitées dans la station d'épuration de Sousse-Nord. De plus, l’institution a financé plusieurs études liées au développement des services d'assainissement et à l'utilisation des eaux traitées dans les activités agricoles19.
Par ailleurs, depuis 1995, la Banque mondiale apporte un appui technique et logistique à l'ONAS dans le domaine de la privatisation des services d'assainissement, ou ce qu'on avait appelé initialement « l’essaimage », lancé en 1997 dans le cadre de la restructuration de l'Office. Depuis le lancement du Programme national de gestion des déchets en 1996, la Banque mondiale a aussi œuvré à relier organiquement le domaine de l'assainissement et celui de la gestion des déchets solides, afin d’ouvrir la voie au secteur privé dans ces deux secteurs, dans le cadre de partenariats entre les secteurs public et privé.
Pour que cette politique paraisse émaner de propositions locales, la Banque mondiale a fait en sorte de créer un groupe d’« experts » locaux chargés de réaliser des rapports et autres études louant les avantages de la privatisation du secteur des eaux usées et de la gestion des déchets, sous diverses formules et intitulés. La plupart de ces « experts » occupaient des fonctions importantes dans l'administration publique, et disposaient donc de suffisamment de relations et de données pour infiltrer l'administration et convaincre du bien-fondé des orientations de la Banque mondiale. À titre indicatif, citons quelques-unes de ces études : « De l’essaimage à la concession dans le domaine de l'assainissement », ONAS, 1999 ; « Faisabilité économique du centre de traitement des déchets dangereux », Agence nationale de gestion des déchets, 2000 ; « Mécanismes financiers et fiscaux d’encouragement du secteur privé dans le domaine environnemental : le Fonds de lutte contre la pollution comme modèle », ministère de l'Environnement et du Développement durable, 2005.
L’objectif de toutes ces pressions directes et indirectes exercées par la Banque mondiale et ses « experts locaux » sur le secteur de l'assainissement, était la révision du Code des eaux promulgué par la loi n° 75-16 du 31 mars 1975. Ce texte a été révisé dans le cadre de l'ouverture de la gestion de l’eau au secteur privé, même progressivement, par la loi n° 2001-116 du 26 novembre 2001. L’article 86 du Code alors amendé stipule que l’eau est une richesse nationale qui « doit être développée, protégée et utilisée de manière à garantir une suffisance durable »20. De son côté, l’article 88 stipule explicitement qu’« il est possible d’autoriser la production et l’utilisation des ressources en eaux non conventionnelles (eaux usées traitées) qui remplissent les conditions de consommation et d’utilisation de l’eau, et ce, en faveur du privé ou au profit d’autrui dans une zone industrielle ou touristique intégrée et précise ».
La station d'épuration des eaux usées du gouvernorat de Tataouine, construite grâce à un financement de la Banque mondiale, a été la première à être confiée à une entreprise privée pour exploitation. Cela signifie officiellement l’ouverture de toutes les activités principales et secondaires de l'établissement public au secteur privé dans le cadre d'une concession. L'entreprise française Segor a été la première à obtenir ce type de concession21.
L'exploitation des stations d'épuration des eaux usées a continué à être cédée au secteur privé dans de nombreuses villes jusqu'en 2010, à l’exception des petites stations qui, en raison de leur rendement économique limité, n’intéressaient ni les entreprises privées, ni la Banque mondiale et ses orientations politiques.
Après la promulgation de la loi n°2015-49 du 27 novembre 2015 relative au partenariat entre secteurs public et privé, la Banque mondiale a finalement réussi, en mai 2023, à établir le premier partenariat entre le secteur public, représenté par le l'ONAS, et le secteur privé étranger représenté par la société française Suez, le géant de l'eau et de l'assainissement en Afrique. Ce partenariat s’est traduit par un prêt de 126 millions de dollars, soit environ 377 millions de dinars tunisiens22.
Ce prêt est destiné à mettre en place un projet pour créer, exploiter et développer 15 stations d'épuration dans les gouvernorats de Tunis et de l'Ariana dans le nord du pays, et de Sfax, Gabès, Médenine et Tataouine dans le Sud-Est. L’objectif étant de développer l’épuration des eaux usées dans ces stations en y ajoutant un traitement tertiaire, afin que les eaux soient conformes aux normes exigées pour leur réutilisation dans les activités agricoles.
Mais pourquoi la Banque mondiale n'a-t-elle pas accordé ce prêt directement à l'établissement public, afin qu'il puisse apporter des améliorations lui permettant de produire à l'avenir des eaux traitées conformes aux normes, et donc utilisables à des fins industrielles et agricoles ? La réponse est simple : parce que la politique de la banque ne vise pas à soutenir les capacités des institutions publiques, mais plutôt à les affaiblir au profit du secteur privé, notamment étranger. La réussite du secteur privé à infiltrer le domaine de l'assainissement, depuis plus de vingt ans, a également facilité l’engagement de la Banque mondiale dans le projet de ce grand partenariat public/privé en Tunisie.
Après avoir passé en revue l’ensemble des prêts, subventions et interventions techniques et logistiques de la Banque mondiale dans les domaines de l’eau et de l’assainissement, il est nécessaire de décrire et d’analyser les répercussions de ces politiques, et leurs effets directs et indirects sur les secteurs de l’eau et de l’assainissement.
Pour commencer, il faut rappeler que la Banque mondiale, comme toutes les institutions financières donatrices, ne financent pas les projets directement liés aux services destinés aux citoyens en matière d'eau et d'assainissement, mais plutôt les équipements, les infrastructures majeures, les centrales de traitement de l’eau potable, ou encore la construction de stations d’épuration des eaux usées. Quant aux travaux relatifs aux principales infrastructures et aux services de base dans le domaine de l'eau et de l'assainissement, telles que les canalisations de distribution de l’eau aux habitations, et celles reliant les habitations au réseau d'égouts, ils sont confiés aux entreprises publiques chargées de ces services. En effet, les prêts accordés sont toujours régis par des indicateurs de rentabilité économique pour un projet donné, ou par la possibilité que les équipements et stations réalisés soient exploités à l’avenir par le secteur privé, sous forme de concession ou dans le cadre d’un partenariat public/privé. Le tableau suivant résume la nature des projets financés par des prêts extérieurs dans les domaines de l'eau et de l'assainissement au cours de la période 2017-2019 :
Tableau N°2 : Nature des projets financés par prêts extérieurs dans les domaines de l'eau et de l'assainissement au cours de la période 2017-2019
Projets |
Coût du financement (en millions de dollars) |
Pourcentage du financement |
---|---|---|
Grandes canalisations de circulation de l’eau |
128,9 | 28,6% |
Stations d’épuration canalisations principales |
113,6 | 25,22% |
Politiques et gestion administrative dans le domaine de l’eau |
183,3 | 40,7% |
Aménagement des bassins hydriques |
13,7 | 3,04% |
Canalisations de distribution de l’eau aux habitations |
8,3 | 1,84% |
Canalisations reliant les habitations au réseau d’égouts |
0,2 | 0,004% |
Préservation des ressources en eau |
1,9 | 0,04% |
Formation et éducation dans les domaines de l’eau et de l’assainissement |
0,4 | 0,008% |
Total | 450,3 | 100% |
Source: Étude « Le secteur de l'eau et de l'assainissement en Tunisie : rapport de référence et plan d'action », Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mars 2022.
Ce tableau montre qu’au cours de la période 2017- 2019, les projets concernant les stations de traitement des eaux et des principales canalisations pour l'acheminement de l'eau vers les zones irrigables publiques et privées, ou pour l’évacuation des eaux usées, ainsi que les projets autour de la gestion et les politiques liées à l'eau, ont concentrés 93,89% des financements étrangers multilatéraux. En parallèle, les projets liés aux services de proximité pour les citoyens en matière d'eau potable et d'assainissement, à la préservation des bassins hydriques, ainsi que ceux relatifs à la protection des ressources en eau, à la formation dans les domaines de l'eau et de l'assainissement n'excèdent pas 6% du total des financements étrangers dans ce domaine. Par conséquent, et face aux problèmes structurels dont souffrent les institutions publiques, en raison de la corruption et de choix malavisés, les canalisations d’approvisionnement en eau potable ne sont pas concernées par ces investissements, ce qui affecte fortement et directement la qualité de cette eau. Il est aisé alors de comprendre pourquoi la durée moyenne d’utilisation des canalisations de distribution de l'eau potable à la population excède les vingt ans. Il existe même des régions dans lesquelles cette moyenne dépasse les quarante ans. Or, il faut savoir que la durée d’utilisation des canalisations de l'eau potable est liée à deux facteurs importants, qui sont les taux de salinité et de carbonate, et la température. Plus ces taux sont importants et les températures élevées, plus des dépôts se forment dans les canalisations et altèrent la qualité de l'eau potable, sans parler de la perte d'eau due au grand nombre de fuites et d’incidents en tous genres, même si la SONEDE continue à justifier le gaspillage et les pertes d'eau potable par les vols et les raccords illégaux aux canalisations de distribution de l’eau23.
Face au manque de financement pour les services de base en eau potable et en assainissement, les institutions en charge de ces deux domaines font supporter à la population les coûts de ces infrastructures et services de base. Cela a été confirmé par un rapport de la Banque mondiale sur l'eau potable et l'assainissement en Tunisie publié en 2019, dans lequel il est reconnu que 94 % du coût des services d'assainissement est supporté par les familles, à travers la redevance assainissement prélevée avec la facture de l'eau potable, alors que l’État n’en prend en charge que 6% seulement24. Quant aux dépenses en eau potable, le même rapport souligne que les familles assument 75% du coût total. Le rapport montre ainsi que le montant total dépensé par les familles tunisiennes pour les services d'eau potable et d'assainissement au cours de l'année 2015 était d'environ 671 millions de dollars, ce qui représente 1,5% du total des dépenses publiques nationales pour la même année. Cela se traduit aussi par un coût moyen par habitant et par an d'environ 66 dollars dans les zones urbaines, et de 38 dollars dans les zones rurales.
Contrairement à l’augmentation des dépenses individuelles en matière d’eau potable et d’assainissement en Tunisie, l’investissement public n’a pas dépassé 17 dollars par individu en 2017, ce qui est bien inférieur aux investissements en Jordanie (55 dollars) et au Liban (102 dollars)25. Cette comparaison avec la Jordanie et le Liban peut être pertinente en raison de la similitude des politiques publiques en matière d'eau et d'assainissement mises en place dans ces pays et en Tunisie.
Ce qui a été évoqué ci-dessus s'inscrit dans le cadre général des politiques de la Banque mondiale, que ce soit par la nature des projets bénéficiant de financements, ou par l’intérêt porté à des secteurs porteurs d’opportunités pour le secteur privé local ou étranger. Mais les résultats de ces politiques, orientations et diktats, appliqués depuis 1959, se sont avérés désastreux voire catastrophiques, pour les secteurs de production comme pour les ressources en eau. Sans parler de leurs retombées sociales et économiques directes sur les citoyens, dans tous les aspects de leur vie et de leurs besoins. Nous tenterons de résumer les principales conséquences dans les points suivants.
Si la rareté de l'eau en Tunisie est liée au climat et à sa situation géographique, le stress hydrique et les crises de l’eau récurrentes au cours des dernières années ne sont qu'une conséquence logique, voire inévitable, des politiques de gestion de l'eau d'une part, et de choix économiques d’autre part, notamment ceux appliqués à la production agricole et industrielle. Quant aux services d’assainissement, qui sont dans la plupart des pays du monde liés à l’eau et à sa préservation contre la pollution, ils constituent en Tunisie, depuis leur création en 1974 jusqu’à aujourd’hui, un luxe et non pas un service de base.
À travers cette recherche, nous avons tenté de présenter de manière détaillée les politiques de la Banque mondiale, et les conséquences de ces politiques et des diktats imposés directement ou indirectement à la Tunisie en matière de ressources hydriques et d'assainissement, sur la situation économique et sociale de la population, qui constitue alors le maillon faible de ces politiques.
Concernant la gestion de l'eau, il a été souligné que la crise de l’eau en Tunisie est une crise structurelle, dont l’axe principal est l'échec des politiques publiques et des choix économiques appliqués dans ce domaine. La rareté de l'eau n'est qu'une réalité géographique à laquelle la population tunisienne a su s'adapter tout au long de son histoire.
Quant à l'assainissement, ce service public reste encore un luxe puisque le nombre des municipalités prises en charge par l'ONAS ne dépasse pas 193, sur un total de 350 communes à l’échelle nationale32. Les services d'assainissement sont par ailleurs concentrés dans les zones côtières et touristiques. Ceci est en relation directe avec le choix de « sahélisation » (en référence au Sahel, le littoral est) du développement mis en œuvre en Tunisie depuis les années 1960.
Nous avons également tenté de proposer une synthèse des financements octroyés par la Banque mondiale pour des projets en Tunisie, notamment dans les domaines de l'eau et de l'assainissement, et avons observé le déploiement de sa forte présence, ainsi que celle de ses autres institutions financières depuis le début des années 1960. Nous avons également essayé d’analyser la nature des projets financés, et leurs objectifs en corrélation avec l'encouragement des options et tendances capitalistes basées sur l’exercice d’une pression sur l'État, afin que celui-ci abandonne son rôle en faveur du secteur privé. Les exemples et les chiffres présentés ici peuvent nous permettre de conclure que les politiques de la Banque mondiale en Tunisie dans les domaines de l'eau et de l'assainissement servent les objectifs suivants :
Ces politiques ont eu des impacts importants, directs ou indirects, sur la population aux niveaux économique et social. En effet, ces stratégies sont conjuguées à l’abandon progressif par l’État de son rôle social fondamental lié aux services de l’eau et de l’assainissement, et ont eu des effets significatifs sur :
Pour finir, il faut signaler que si la Banque mondiale a pu, à travers ses prêts et politiques officielles ou dissimulées, pousser les autorités politiques tunisiennes à privatiser une partie des services d'assainissement, et couronner enfin ses efforts par la mise en œuvre, en mai 2023, du projet de partenariat entre les secteurs public et privé, elle n’a en revanche pas réussi à privatiser le secteur de l’eau en général, pas même celui de l'eau potable. Cela a été possible grâce au travail considérable accompli par les associations de la société civile, les organisations progressistes et les partis démocratiques, notamment au cours de la dernière décennie.